La genèse de l’orgue Cavaillé-Coll de Notre-Dame-de-Lorette à Paris



La première pierre de la nouvelle église Notre-Dame-de-Lorette a été posée le jour de la Saint-Louis, 25 août 1823. L’architecte, Louis-Hippolyte Lebas, neveu de Vaudoyer, avait prévu au maximum trois ou quatre ans de travaux ; mais il fallut finalement treize ans pour mener à bien ce chantier au cœur du quartier de la finance, des arts et des lettres, surnommé très justement « La nouvelle Athènes » ! A quelques dizaines de mètres, on pouvait y trouver par exemple le Square d’Orléans, où résidaient au milieu d’ateliers d’artistes Chopin, George Sand, Zimmermann, Alkan, Marmontel, Alexandre Dumas père. L’église elle-même, construite dans le plan basilical romain, allait être entièrement décorée par les meilleurs artistes du temps : on peut citer le sculpteur Jean-Jacques Elshoecht, les peintres Henri-Alphonse Perin, François-Joseph Heim (auteur de la Bataille de Rocroi), Adolphe Roger, Victor Orsel, François-Louis de Juinne.

            Au terme de dix ans de labeur, un nouveau curé de trente-quatre ans, Etienne-Théodore de Rolleau, fut chargé d’achever l’aménagement et la décoration du temple, déjà bien avancés. Celui-ci, né en 1799 à Verdun-sur-Garonne (à quarante kilomètres de Toulouse) avait fait ses études à Montauban. Il connaissait de réputation la famille Cavaillé, car Jean-Pierre, le grand-père, avait procédé à de durables travaux sur l’orgue de la cathédrale. Le berceau de la famille, Gaillac, et Toulouse, leur point de chute dans les années 1820, étaient dans un assez proche voisinage. Aussi, à peine arrivé à Notre-Dame-de-Lorette, l’abbé de Rolleau eut-il à cœur de mettre en œuvre le chantier du grand orgue un petit instrument provisoire venant de la petite chapelle Saint-Jean-Porte-Latine ayant été installé en attendant.

Or, voici que le 21septembre 1833 Aristide Cavaillé-Coll, âgé de  seulement vingt-et-un ans, débarquait à Paris, après quatre jours de diligence, afin de réaliser un voyage d’études aux côtés de MM. Bouchez, professeur de rhétorique, et Boisgiraud, professeur de physique à l’académie de Toulouse.[1] L’on sait qu’il rencontra Berton le 27 septembre, lequel allait l’engager à présenter un projet pour la basilique de Saint-Denis. C’est le devis de Cavaillé, apporté in extremis seulement trois jours après qui fut adopté par une commission spéciale le 2 octobre. On imagine sans peine le prestige tout neuf de ce jeune homme, alors seulement connu de Rossini. Rappelons que le célèbre Italien l’avait rencontré à Toulouse et avait été enthousiasmé par son poïkilorgue.

Immédiatement, l’abbé Rolleau demanda un devis à ce facteur d’orgues très remarqué, qui allait s’installer sur Paris avec son père et son frère. C’est seulement deux jours après l’adoption du projet de Saint-Denis qu’il rendit sa copie à Notre-Dame-de-Lorette, le 4 octobre 1833. On peine à imaginer la rapidité de l’intrépide artisan, compte-tenu des difficultés de cette nouvelle église où manifestement aucune place n’avait véritablement été prévue pour un orgue digne de ce nom. Il allait habilement contourner tous les problèmes, en proposant dans cet espace restreint un instrument encore classique dans ses grandes lignes (à la manière de l’orgue que son père avait construit à Saint-Gaudens quelques années plus tôt), muni d’un grand positif comme unique buffet. A l’arrière de ce meuble imposant, les deux claviers principaux devaient être bâtis à l’enfilade, sur le même plan, et la console reléguée tout à l’arrière [2]. Le jeune Aristide ne précisa pas tout, notamment que la plupart des jeux d’anches seraient fixés à même le bois du sommier, à la manière des espagnols, peut-être parce que c’était la façon habituelle de sa famille. Il se montra soucieux d’imiter les instruments de l’orchestre en reproduisant la forme même de ceux-ci (Cavaillé prend cependant le soin de préciser « qu’en raison de leur servitude dans l’orgue, ils seront dégradés de leur caractère »). Certains perfectionnements mécaniques méritent d’être soulignés comme les pédales d’accouplements, qui remplacent les systèmes à tiroir, et permettent un crescendo plus progressif, la pédale d’expression, ainsi que deux jeux d’anches (probablement libres) situés sur un petit sommier à vent réglable. Cavaillé rentre dans de nombreux détails techniques, voulant rendre son projet crédible, et justifie le choix de ses matériaux. Pour ce qui concerne l’adoption d’un petit pédalier à l’allemande, il argumente son choix de deux manières : sur le plan pratique, ce nouveau dispositif évite les habituels cornements du modèle classique français, sur le plan musical, il permet de jouer legato, aussi bien sur les touches blanches que sur les touches noires. Ce détail montre bien l’émergence d’un nouveau style, et l’abandon progressif de la basse « en coup de poings » évoquée par l’Allemand Hesse lors de sa visite à Paris. C’est ce document passionnant que nous présentons ici :

 

 

Devis n°1 d’un grand orgue de seize pieds par les Sieurs Cavaillé-Coll père et fils de Toulouse. [3]

1.      Jeux relatifs aux claviers de pédale

Etendue : une octave et demie de ut à fa : 18 marches

1.      Flûte de 16 pieds ouverte

2.      Idem de 8____ id

3.      Idem de 4____id

4.      Bombarde

5.      Trompette

6.      Clairon

 

2.      Jeux relatifs au grand orgue

Etendue du clavier 4 octaves et ½ de ut à fa. 54 touches.

1.      Grand cornet de 7 tuyaux sur marche

2.      Montre de 16 pieds. Les basses en bois jusqu’aux plus grands tuyaux qui pourront aller à la montre.

3.      Montre de 8 pieds

4.      Salicional ou 2ème montre de 8 pieds

5.      Bourdon de 16 pieds commençant au 2ème ut

6.      Bourdon de 8 pieds

7.      Prestan[t]

8.      Flûte de 4 pieds

9.      Dessus de flûte conique commençant au 3ème ut

10.  Nazard

11.  Quarte

12.  Grosse fourniture de 4 tuyaux sur marche

13.  Petite fourniture de 4_____________

14.  Cymbale de 4______________

15.  Bombarde, la 1ère octave, unisson de la trompette

16.  Trompette

17.  Basson, dessus de hautbois

18.  Clairon

 

3.      Jeux relatifs au Positif

Clavier même étendue qu’au grand orgue

1.      Cornet de 5 tuyaux sur marche

2.      Bourdon de 8 pieds

3.      Flûte de 8 pieds

4.      Prestan[t]

5.      Flûte de 4 pieds

6.       Nazard

7.      Tierce

8.      Doublette

9.      Plein jeu de 5 tuyaux sur marche

10.  Trompette

11.  Clairon

12.  Basson et hautbois

13.  Cromorne

 

4.      Jeux du récit relatifs au 3ème clavier

Etendue 3 octaves de fa à fa. 37 touches.

1.      Bourdon de 8

2.      Flûte de 4 pieds

3.      Cornet de 3 tuyaux

4.      Flûte octaviante intonation 8 pieds

5.      Flûte traversière intonation 8 pieds

6.      Flageolet

7.      Cor anglais

8.      Trompette du récit

 

5.      Jeux expressifs à ce même clavier

9.      Voix humaine

10.  Hautbois

 

Disposition des sommiers

 

6.      Il sera fait deux sommiers pour les pédales. Placés par au dessus du plan de la tribune et chacun sur une des parties latérales de l’intérieur de l’orgue. Ces deux sommiers auront chacun le double des rainures que réclame l’étendue du clavier ce afin d’avoir deux soupapes pour chaque pédale, l’une pour fournir le vent aux jeux de flûte[s], et l’autre aux jeux d’anche[s].

Il résulte de cette disposition 1° que le mouvement des pédales aux soupapes correspondantes peut se transmettre à l’aide de simples rouleaux d’abrégés adossés intérieurement contre le front de l’orgue et dirigés parallèlement au plan de la tribune, 2° que les grands tuyaux des pédales présentant leur orifice aussi bas qu’il est possible, peuvent par une simple répercussion transmettre leur son dans l’église car il est bon de faire observer que la tribune destinée à recevoir cet orgue ne représentant que l’ouverture de l’arceau pour le libre passage du son dans l’église il importe de disposer cet orgue de manière que les plus grands tuyaux ayant leur orifice au dessus de l’arceau, par conséquent au lieu d’avoir comme dans les orgues ordinaires les sommiers des pédales placés à 9 mètres à peu près au dessus du plan de la tribune, il est préférable dans le cas qui nous occupe, de les disposer au lieu que nous avons indiqué.

 

Sommier du grand orgue et sommier du positif

7.      Ces deux grands sommiers n’en formeront qu’un seul et placés sur le même plan que ceux de pédales. Il sera construit d’une manière analogue à celui des pédales, c'est-à-dire qu’il y aura alternativement une gravure pour les jeux du grand orgue et l’autre pour les jeux du positif . Ce grand sommier sera divisé sur les parties disposées sur le même plan et éloignés parallèlement à leurs divisions d’une distance convenable à offrir un libre passage pour aller commodément réparer un tuyau, l’accorder etc. et pour les différents cas qui  peuvent se présenter.

 

Sommier du récit relatif au 3ème clavier

Etendue 3 octaves de va à fa. 37 touches mobiles.

8.      Ce sommier sera disposé au dessus des grands sommiers de manière à nuire le moins possible au facile entretien des jeux du grand orgue et aussi de la manière la plus propre à propager les tons des différents jeux qu’il supporte dans l’église.

Le plus grande partie des jeux de ce sommier sera renfermée dans une caisse pour imiter quelques effets d’écho, et cette caisse pourra à l’aide d’une pédale s’ouvrir progressivement et donner ainsi un crescendo agréable.

Ce sommier portera à sa partie inférieure un réservoir qui se remplira à volonté du vent des soufflets et à l’aide d’une pédale placée au dessus du clavier des pieds, l’organiste pourra comprimer ou dilater ce vent de manière à enfler ou diminuer les sons des jeux expressifs, relatifs à ce sommier, de sorte que par ce moyen il pourra filer les sons du pianissimo au fortissimo d’une manière continue, l’expression et aussi toutes les nuances indiquées dans l’art musical.

 

Détail et construction des claviers

9.      Le clavier des pédales sera construit à l’allemande, c'est-à-dire que chaque touche naturelle de la gamme sera un levier sur lequel on pourra appuyer tout le pied ; et les dièses seront disposés de manière à les atteindre avec la pointe du pied. Par cette disposition de pédales, on peut avec un même pied faire des gammes chromatiques, ou diatoniques liées ce qui ne peut se faire par le système des claviers ordinaires ; de plus comme ces leviers sont à découvert et qu’il y a un libre passage entre les différents leviers consécutifs, il n’arrive pas ici, comme dans les claviers ordinaires, qu’une ordure, un grain de sable suffit quelquefois pour occasionner l’arrêt d’une pédale.

10.  Les trois claviers à main seront d’une exécution semblable à ceux des meilleurs pianos, ils seront situés ainsi que les pédales sur le derrière de l’orgue, de sorte que l’organiste pourra, à travers le mécanisme et les espaces des tuyaux de la montre, voir le prêtre à l’autel [4].

11.  Tous les abrégés ou mouvements de transmission du toucher aux soupapes, seront en fer rond, de dimensions convenables à leur fonction, les axes tournés, les grenouilles en cuivre et parfaitement ajustée[s], et de plus polis dans toute leur longueur avec soin.

12.  Ces abrégés (ou mouvements de transmission) seront placés comme l’exige la position des claviers sur le derrière de l’orgue y adossés intérieurement et de manière que leur différents bras de levier soient dirigés en face de l’organiste de sorte qu’à l’aide de quelque fermetures mobiles, placées derrière l’orgue, on pourra, en les ouvrant, voir tout le mécanisme des claviers, et par conséquent remédier avec la plus grande facilité à tel accident qui peut survenir à ce mécanisme.

13.  Tous les pilotes tournans (sic), ou mouvements de transmission pour ouvrir et fermer les registres, seront aussi en fer de dimension requise, les axes tournés et ajustés avec soin dans des grenouilles en cuivre. Tous les leviers en général seront également en fer et de force relative à leurs fonctions, tels seront par exemple les leviers pour ouvrir les registres que nous appelons balanciers et autres.

14.  Tous les tiran[t]s seront en bois de sapin chois sans nœud et bien de fil, garnis à leur extrémité d’une manière convenable à leurs fonctions. Les tirages des registres par exemple, seront garnis à leurs enfourchements de deux plaques de bois dur dans lesquelles sera percé un trou parfaitement juste à la goupille qui doit les réunir au bras des leviers correspondan[t]s et de plus ces goupilles seront vissées d’un côté de l’enfourchement pour qu’elles ne puissent sortir en fonctionnant. Toutes les vergettes ou tirans des touches aux agrégés et de ceux-ci aux soupapes seront garnies d’un fil de cuivre aux extrémités qui s’adaptant aux bras d’abrégés et d’un écrou à l’autre extrémité pour régulariser le clavier, toutes les vergettes ainsi que les tirans des registres et autres tringles de bois pour enfourchements etc seront garnies pour que par le contact de l’air, elles ne puissent s’envoiler.

15.  Il est préférable pour les vergettes et tiran[t]s d’employer les bois aux métaux, car ceux-ci par la chaleur ou le froid se dilatent ou contractent et les niveaux des touches varient avec les différents effets de température, d’où résulte l’inégalité des claviers quand on emploie pour vergettes du fil de fer ou de laiton. Or donc puisque les bois, lorsqu’ils sont bien de fil ne varient pas de longueur, avec les variétés de température, il est donc préférable de les employer pour ces objets.

16.  Tous les trois claviers seront fixés ou immobiles, et à l’aide de deux pédales placées à la suite du clavier des pieds, on pourra à volonté et sans se déranger de jouer, avoir deux ou trois claviers ensemble, ce qui permet dans un finale de renforcer un accord de deux ou trois degrés de l’intensité relative au nombre des jeux qui se trouvent disposés sur les différents claviers.

Deux autres pédales seront placées près du clavier des pieds, l’une pour ouvrir la caisse des jeux de l’écho et l’autre pour donner l’expression aux jeux de récit.

 

Soufflerie

17.  Les soufflets seront disposés en nombre suffisant pour fournir à la plus grande dépense du vent que peut employer l’organiste, lors même qu’il ouvrirait tous les jeux ; ils seront placés commodément et de manière à occuper le moins d’espace possible sur le derrière de la tribune.

18.  Toutes les soupapes en général, soit pour les soufflets ou pour les sommiers pourront s’enlever de leurs places respectives et pourront se replacer avec la plus grande facilité ce qui permet à toute époque de pouvoir nétoyer (sic) les soupapes des ordures qui pourraient s’y loger.

19.  Tous les tuyaux de métal seront en étain et les épaisseurs de tous les tuyaux en général seront déterminé[e]s avec le plus grand soin, avec des instruments qui nous permettent sans talonner de les mesurer avec exactitude de sorte que par ce soin les épaisseurs des tuyaux se trouvent proportionnées à leurs longueurs et diamètres il en résulte une parfaite égalité de timbre dans toute l’étendue du clavier.

20.  Tous les tuyaux de la montre seront écrouis et polis avec le plus grand soin.

21.  Tous les tuyaux de l’intérieur de l’orgue, après avoir été tirés d’épaisseur au laminoir, seront battus au martinet pour rendre leur matière plus compacte, d’où résulte encore une meilleure qualité de timbre.

22.  Tous les tuyaux de bois seront parfaitement conditionnés et de plus vernis en dedans et au dehors pour favoriser leur timbre et leur conservation.

23.  La plus grande partie des tuyaux à anche seront construits d’après de nouveaux diapasons, c’est-à-dire qu’au lieu d’être comme dans les orgues ordinaires de simples cônes soudés sur leurs noyaux, ils seront comme les divers instruments dont ils portent le nom. Les trompettes par exemple seront munies d’un pavillon à leur extrémité, le hautbois d’un pavillon étroit et refermé ; les clairons, bassons, clarinettes, cor anglais, etc., ce afin de les imiter autant que possible dans leur timbre, puisque par leur servitude dans l’orgue, ils seront dégradés de leur caractère.

24.  L’étendue des deux claviers principaux sera 4 octaves et ½ à peu près, c’est-à-dire l’ut jusqu’au fa de la 5ème octave (54 touches). Le 3ème clavier, dit du récit et expressif, sera de 3 octaves, depuis le fa de la 2ème octave jusqu’au fa de la 5ème inclusivement (37 touches). Il est bon de faire observer qu’il ne manquera pas ici comme dans les anciennes orgues l’ut dièse de la première octave, et que de plus il y aura dans la 5ème trois notes de plus. Je ferai observer aussi que l’orgue différant totalement du piano par sa disposition il n’est pas besoin comme dans celui-ci, que les claviers aient 5, 6 ou 7 octaves, car puisque dans l’orgue nous avons des jeux à l’octave les unes des autres, on peut en les disposant sur les différents claviers, se procurer ad libitum 5, 6, 7 et même 8 octaves de diapason. [5]

 

Buffet de l’orgue

25.  Les buffets de l’orgue ne seront pas à ma charge. Je donnerai seulement le plan de l’intérieur et des principales pièces qui le composent. J’indiquerai aussi les meilleures pièces qui le composent. J’indiquerai aussi les meilleures dispositions pour répercuter les sons dans l’église et aux lieux où ils doivent mieux se faire entendre. Ensuite, c’est à un habile architecte de coordonner sur ces données des buffets élégants et en rapport avec l’architecture de l’église.

 

Résumé du devis de ce grand orgue.

Sommiers                                     Nombre de jeux                      Quantité de tuyaux

Pédales                                         6                                             108

Grand orgue                                 18                                           1590

Positif                                           12                                           960

Récit                                             10                                           440

                                                     46                                           3098

 

Coût de cet orgue : 30000 F.

Temps pour le confectionner : 2 ans.

P.S. Je ferai observer que la valeur de cet instrument pourrait être diminuée en réduisant le nombre de jeux.

Je ferai également observer que si l’on exigeait, nous pourrions nous engager à confectionner cet orgue en moins de temps, cependant je ferai remarquer que le bois entrant pour beaucoup dans la construction des principales pièces de l’orgue, telles que les sommiers par exemple, on y perd jamais rien, une fois confectionnés, de les laisser quelque temps, après lequel on peut les vérifier et réparer (s’il est survenu accident) avant de les mettre en place.

Fait à Paris le 4 octobre 1833

Cavaillé-Coll Père et Fils.

Facteur d’orgues.

 

 

Mais l’abbé de Rolleau, « ancien officier de cavalerie impérieux et tranchant »[6] peinait quand même un peu à imposer aussi rapidement qu’il le souhaitait ces facteurs venus de province. Aussi, allait-il organiser une séance extraordinaire un mois et demi plus tard afin d’engager les travaux, en vue qu’au moins une partie de l’instrument soit jouable pour la consécration solennelle de l’église en 1836.

Séance extraordinaire du mercredi 27 novembre 1833, d’après l’autorisation de Monseigneur l’Archevêque.

Présents : M. le Curé, Comte de Turpin président, de Parron Secrétaire, Comte de Coutard Lieutenant Général, et Lecointe conseiller de fabrique.

M. le Curé rappelle au conseil l’indispensable nécessité déjà reconnue de prendre une décision définitive au sujet de l’achat d’un orgue pour la nouvelle église, en observant que vu le temps nécessaire, et quelque soit la célérité apportée par les facteurs, même d’après leur devis, il ne pourrait pas être complètement livré lors de l’achèvement présumé du nouveau temple de N.D. de Lorette, époque à laquelle dans dix-huit mois seulement, les facteurs s’obligeraient à placer uniquement le positif de cet instrument, afin que le service divin fut dignement célébré ; mais en observant de nouveau que le temps qui s’écoule rendra bientôt cette ressource de toute nullité.

Le conseil pénétré des sages observations qui lui sont soumises et de l’excessive urgence d’être en mesure sur cet objet de première nécessité, arrête qu’un orgue sera acheté dans le plus bref délai aux Mrs Cavaillé père et fils de Toulouse, facteurs luthiers, après les plus sévères précautions prises pour que cette acquisition importante ne laisse rien à désirer.

Un membre observe que les réunions fréquentes du conseil devenant urgentes, à l’effet de s’occuper des mesures à prendre pour cet achat majeur et que l’on ne peut continuellement réclamer l’autorisation archiépiscopale, le conseil décide en conséquence qu’il sera nommé une commission spéciale prise dans son sein qui sera investie de tous pleins pouvoirs pour discuter, fixer le prix, créer des ressources, passer le marché, fixer les époques de payement, en un mot ordonner tout ce qui peut concerner, sans réserve, l’achat de ce nouvel orgue. On procède au scrutin : M.M. le curé, comte de Turpin, comte de Coutard sont appelés à ce témoignage de juste confiance. Ils acceptent ces devoirs.

 

 

            Réunir une commission, c’est bien ; s’entourer de personnalités compétentes, c’est mieux. Aussi Séjan, Saint-Sulpice et des Invalices, Benoist, professeur au conservatoire, ainsi Miné, successivement organiste accompagnateur à Notre-Dame-de-Lorette, puis à Saint-Etienne-du-Mont et à Saint-Roch sont-ils invités de toute urgence à se prononcer sur le devis de Cavaillé et sur les suggestions d’Alphonse Gilbert, titulaire de la nouvelle église. Ce dernier, ancien élève de Fétis, avait obtenu le prix de Rome en 1827. On s’amusera de l’orthographe aléatoire des patronymes, s’agissant d’artistes à la mode, versés dans le style « moderne » de l’époque.

Les Sieurs Séjean[7], Benoit (sic) et Minet (sic), organistes sont appelés à la réunion de la commission du 2 décembre [1833].

Le Sieur Séjean, le Sieur Minet organiste de Saint-Roch et Benoit (sic) ancien organiste, seront invités à se rendre lundi prochain, deux décembre à la réunion de la commission pour prendre connaissance des offres et devis des sieurs Cavaillé facteurs luthiers, des observations du Sieur Gilbert organiste ainsi que des nouvelles propositions des dits Sieurs Cavaillé, à l’effet d’éclairer la commission par leurs lumières d’expérience, sur tout ce qui peut les fixer, sur l’achat de l’orgue, mesure déjà arrêtée par délibération du conseil supérieur de la fabrique.

La commission charge M. le secrétaire de prévenir MM. Séjean, Minet et Benoit, de la preuve de confiance qui leur est accordée, sauf s’il y a lieu, à leur en témoigner une juste gratitude.

La commission s’ajourne à lundi soir deux décembre.

 

 

           

            C’est seulement deux jours plus tard que les trois intéressés donnent leur avis : tout semble enfin s’accélérer ! Le projet est un peu modifié, et le prix revu à la hausse. Gilbert souhaitait un pédalier commençant au contre-fa, selon l’usage de l’époque. On proposa un compromis au contre-la. D’une manière générale, on encouragea les Cavaillé à renforcer le grave et le medium de l’instrument projeté. On peut imaginer l’embarras des facteurs d’orgue, vu le peu d’espace disponible pour satisfaire ces désidératas.

Seconde séance du vendredi 6 décembre 1833

Présents : M. le curé, M. le comte de Turpin de Crissé, M. le général Coutard, M. de Parron secrétaire de la commission étant malade, est remplacé par M. Simon chargé des écritures de la fabrique.

M. M. Minet, Séjean et Benoit appelés par la commission dans le dernier conseil, font leur rapport écrit sur le devis de M. Cavaillé père et fils, facteurs luthiers ; ils demandent comme chose indispensable une augmentation majeure pour les tons graves de l’orgue projeté, ce qui augmente nécessairement le prix primitif de cet instrument ; ils évaluent ce surcroit de dépense à deux mille francs à ajouter à la somme de trente mille francs qui est le prix d’achat réclamé, et sans nulle diminution à espérer pour cet objet.

M.M. les organistes font aussi des observations sur le mécanisme et le placement des jeux du nouvel instrument.

La commission décide que le rapport et les propositions de M.M. Minet Séjean et Benoist seront communiquées sans délai aux sieurs Cavaillé pour y répondre et être statués définitivement à la prochaine réunion.

M. le Chevalier Lebas architecte du gouvernement, donne des explications sur la pose des soufflets de l’orgue et sur les effets de répercussion attendus du nouvel orgue, qui ne laissent plus aucun doute sur les bons effets que doit produire cet instrument.

Plus rien n’étant à l’ordre, la séance est close et les membres ont signé.

 

Additions réclamées par MM. Minet, Benoit, Séjan, organistes membres de la commission.

Après avoir examiné avec attention le devis des Sieurs Cavaillé-Coll, nous croyons pouvoir  décider qu’il réunit parfaitement le but que vous vous proposez, qui est d’avoir un orgue bien facturé et dans lequel on n’emploierait que des matières supérieures, le tout joint à une main d’œuvre bien dirigée.

Nous avons eu une conférence avec M.M. Cavaillé-Coll pour qu’ils voulussent bien nous expliquer quelques points de leur devis qui ne nous paraissaient pas assez clairs et nous vous informons que toutes les raisons données nous ont parues concluantes.

Nous nous sommes occupés particulièrement de la partie mécanique de l’instrument. Elle présente de grandes difficultés à cause de l’emplacement dont vous pouvez disposer, mais M. Cavaillé nous a dit qu’il était certain de les vaincre toutes et de confectionner un très bon orgue qui fera tout l’effet possible d’après des moyens particuliers qu’il se propose d’employer.

Voici les changements que nous avons jugés nécessaires :

1.      Le grand cornet du grand orgue, jusqu’au fa, ce qui fait 7 rangées de tuyaux de plus qu’il n’est porté au devis.

2.      La flûte jusqu’au sol : 5 rangées de tuyaux de plus.

3.      Une grosse trompette à la place de la bombarde portée au devis et qui est incomplète. [8]

4.      Transporter la voix humaine du positif au grand orgue.[9]

5.      Ajouter une doublette au grand orgue.

6.      Au positif, cromorne à la place de la voix humaine.

7.      Au clavier de récit, mettre les huit jeux qui sont sur le récit dans une boîte expressive. [10]

M. l’organiste [Gilbert], dans sa lettre, demande un ravalement de la pédale jusqu'au fa.

Nous avons jugé qu’il serait suffisant de la faire descendre seulement jusqu’au la pour les jeux d’anches, les pédales de fonds ayant assez d’étendue jusqu’à l’ut.

Nous demandons comme une chose indispensable de faire le bourdon de 16 pieds du grand orgue sur toute l’étendue du clavier.

Le nombre de tuyaux qui seraient nécessaires pour cette augmentation sont :

3 tuyaux de bombarde de 16 pieds en étain fin

3 tuyaux de trompette 8 pieds en étain fin

3 tuyaux de clairon de 4 pieds en étain fin

Pour le bourdon de 16 pieds du grand orgue, 12 tuyaux bouchés, en bois, le plus grand doit avoir 16 pieds. L’orgue sera entièrement confectionné dans l’espace de deux ans.

Après nous être consulté sur tout ce que nous venons d’avoir l’honneur de vous exposer Messieurs, nous avons adopté le devis de Mrs Cavaillé croyant bien qu’il saura justifier par son talent votre confiance et la nôtre.

Quant aux prix des augmentations que nous demandons et que nous vous conseillons de faire, si vous voulez avoir un orgue complet dans son ensemble.

Nous vous proposons de porter cette augmentation de dépense à la somme de deux mille francs en dehors de celle de trente mille portée au devis, en vous observant, Messieurs, que cette augmentation que nous croyons indispensable [portera] tout précisément sur les notes graves de l’orgue et dont les tuyaux sont les plus grands, et enfin les plus chers.

Nous croyons, Messieurs avoir examiné cette affaire avec tout le soin que vous devez attendre de nous. Nous osons espérer que notre zèle aura mérité notre confiance.

Nous avons l’honneur etc.

Signé Benoit, Minet et Séjan, Paris le 6 octobre 1833.

Approuvé pour en exposer le contenu.

Paris le 6 octobre 1833

Signé Cavaillé Coll père et fils, facteurs d’orgue

 

Note des changements et augmentations qu’ont proposé MM. Séjan Benoit et Minet organistes au devis n°1 par MM. Cavaillé.

            Les changements indiqués et qui n’offrent point de surcroit de dépense sont les suivants :

            Placer une grosse trompette à la place de la bombarde, transporter au grand orgue la voix humaine du positif et mettre les huit jeux du récit dans une boîte expressive, ce qui est déjà désigné dans notre devis pour la plupart de ces jeux.

            Les augmentations proposées également par ces Messieurs sont les suivantes :

            7 notes au grand cornet des 7 tuyaux sur marches                             49 tuyaux

            5 notes à la flûte du grand orgue                                                         5_______

            Un jeu de doublette au grand orgue                                                    54______

            Un jeu de cromorne au positif                                                              54______

            L’octave grave du bourdon de 16 pieds                                               12______

            Ravalement de la bombarde de pédale                                                3_______

            Idem de la trompette idem                                                                    3_______

            Idem du clairon idem                                                                             3_______

                                                           Total des tuyaux augmentés               189 tuyaux

Coût de leur confection__________________________________ 2620 F.

 

            Maintenant nous avons l’honneur de vous faire observer que pour placer ces tuyaux, nous sommes obligés d’augmenter le clavier, l’abrégé et le sommier des pédales pour placer les trois notes de ravalement. Au grand cornet du grand orgue, les pièces gravées deviennent plus étendues et le nombre des portevents plus considérables pour les 49 tuyaux ajoutés.

            Au grand orgue il faut en plus un registre avec son mécanisme pour le jeu de doublette.

            Au positif il faut également un registre avec son mécanisme pour le jeu de cromorne.

            Ces additions de mécanisme deviennent un peu couteuses et leur valeur jointe au cout des tuyaux dépasserait la somme de trois mille francs pour laquelle cependant nous nous engagerions à faire ces augmentations si votre conseil de fabrique voulait bien les admettre.

            Signé Cavaillé-Coll père et fils, facteurs d’orgue.

            Paris le 9 décembre 1833.

 

           



        Cette fois, les choses se concrétisent. On en vient enfin à parler du financement. Les organistes consultés sont remerciés par un billet de cent francs chacun, et l’on propose de payer les Cavaillé chaque année, selon un calendrier et un barème précis. Cette troisième séance du 11 décembre est donc d’une importance capitale, car elle permettra aux organiers de disposer de ressources régulières, et donc d’éviter les pièges d’un lourd endettement de la manufacture. On notera quand même que le conseil reste intransigeant quant au surcoût de 2000 F. Les Cavaillé devront s’en contenter.

Troisième séance de la commission pour l’achat de l’orgue, du 11 décembre 1833.

Présents : M. le curé, M. le comte de Turpin, M. le comte de Coutard, membres de la commission et de Parron conseiller secrétaire.

Le secrétaire donne connaissance de la réponse des Sieurs Cavaillé facteurs luthiers, aux observations faites par M.M. Benoit, Minet et Séjean organistes, appelés pour prononcer sur le devis primitif, soumis à la commission, et aux réclamations du Sieur Gilbert organiste de la paroisse. Les organistes non seulement approuvent mais regardent encore comme indispensable les augmentations des basses de divers jeux ; ils indiquent des changements à opérer dans le mécanisme de l’instrument projeté et ajoutent, en même temps, que le prix de deux mille francs d’augmentation qu’ils indiquent, est une évaluation bien rigoureuse de ce qui constitue les déboursés nécessités par l’accroissement de l’importance de l’orgue.

Après avoir discuté consciencieusement et en considération du prix primitif de trente mille francs sur lequel aucune diminution n’a été proposée, les Sieurs Cavaillé consentent à ne recevoir au total que trente-deux mille francs pour solde de l’orgue avec toutes les augmentations exigées et expliquées dans le rapport des dits Sieurs Benoit, Minet et Séjean.

La commission approuve ce prix de trente-deux mille francs et arrête qu’il sera la base du marché qui sera passé, sans délai, pour M. le secrétaire de la commission et les Sieurs Cavaillé pour être approuvé à la séance du lundi 16 courant et à laquelle le conseil de fabrique sera appelé pour connaître en même temps les précautions et mesures prises par la commission pour remplir les intentions du conseil, quoique déjà investie de tout plein pouvoir pour cette importante affaire.

Sur l’observation d’un des membres de la commission il est encore arrêté :

Article 1er. La comptabilité à tenir pour les minutieuses recettes, soumissions à créer et  recevoir, registres d’ordre […] sont placés sous la surveillance du Sieur de Parron […]

Il est de plus arrêté qu’il ne pourra exister aucun rapport comptable pour tout ce qui aura trait à l’achat et payement de l’orgue avec les autres affaires deniers de la fabrique ; les dépenses mêmes seront prises sur cette comptabilité spéciale […]

Sur la réclamation faite par un membre, la commission accorde une somme de cent francs pour être payée aux Sieurs Minet, Séjean et Benoit à l’effet de reconnaître leurs soins et peine et pour leur rapport essentiel sur le devis du Sieur Cavaillé. M. le secrétaire enverra cette somme avec de justes remerciements.

Sur la proposition d’un membre, la commission décide que dans le marché qui va être passé avec les Sieurs Cavaillé, les époques de payement seront ainsi établies :

Dix mille francs le premier février mil huit cent trente quatre ; huit mille francs le premier mars mil huit cent trente-cinq ; six mille francs le premier mars mil huit cent trente sept et enfin deux mille francs le premier mars mil huit cent trente huit époque à laquelle l’orgue sera posé depuis environ deux années. Cette dernière somme de deux mille francs étant pour répondre de la bonne facture de cet instrument dont la réparation s’il en existait, demeurent à la charge des facteurs.

La commission entend aussi que le marché fait double et enregistré à la suite de ces délibérations, ainsi que les devis et rapports qui ont eu lieu pour cet objet, offre[nt] toutes les sûretés et garanties possibles ; que le cas de discussion soit prévu et que la plus sévère régularité mutuelle soit établie pour cet acte.

La commission décide que pour faire face au premier payement de dix mille francs qui doit être fait le premier février mil huit cent trente quatre au Sieur Cavaillé, époque à laquelle la soumission ne pouvant que commencer à être perçue, ressource, en toute hypothèse, inférieure à l’urgence de la dépense de l’acquisition de l’orgue,  M. le trésorier de la fabrique est autorisé à vendre jusqu’à la concurrence de dix mille francs de bons royaux en ses mains appartenant à la fabrique. Cette mesure d’urgence à laquelle la commission est autorisée n’en sera pas moins approuvée par le conseil général pour ensuite être communiquée à M. Durios, trésorier.

La séance est close et les membres ont signé.

 

Passées les fêtes de Noël, il est maintenant question de la réponse du Préfet relative à la rente qui fut « loin de combler les espérances du conseil relativement au don d’un orgue que l’on croyait pouvoir espérer qui est un objet de rigueur pour la célébration du service divin et reste conséquemment à la charge de la fabrique ». La séance du 20 janvier 1834 nous donne une précision intéressante sur la vie sociale du quartier : une souscription au profit du nouvel orgue ne saurait être différée, car les habitants de la « Nouvelle Athènes » devaient prendre leurs nouveaux quartiers à la campagne dès les beaux jours revenus ! L’on imagine sans peine les artistes peintres, sculpteurs, pianistes, violonistes, compositeurs, poètes, écrivains, acteurs, mais aussi les financiers et les banquiers se volatilisant pour rejoindre leurs gentilhommières, oubliant les nécessités de leur nouveau temple.

L’acte d’achat est signé. Entre le premier devis de Cavaillé et cette séance du 20 janvier 1834, seulement trois mois et demi se sont écoulés. Exemple à méditer peut-être aujourd’hui…

Séance du 20 janvier 1834

Le conseil considérant que le temps rigoureusement nécessaire à la confection du nouvel orgue, et surtout à la livraison seulement du positif de cet instrument en mars 1835,  objet indispensable , ne peut plus supporter le moindre nouveau délai ; considérant en outre que les formalités voulue pour l’obtention la rente […] exige un retard forcé assez long et que les soumissions ainsi que les circulaires pour les paroissiens sont prêtes et sous la date du 19 février prochain ; considérant enfin que si l’on laissait écouler les mois de février et mars, on perdrait la majeure partie des souscripteurs aisés qui vont habiter la campagne ; le conseil déjà parfaitement instruit de tout ce qui a rapport à cet achat important ayant préalablement vu, analysé et corrigé le marché à passer ayant débattu sur divers articles, réglé les payements et établi les plus sévères précautions.

Arrête :

Que le marché du grand orgue pour la nouvelle église et qui sera établi par M.M. Cavaillé-Coll père et fils facteurs de Toulouse pour le prix de trente-deux mille francs est approuvé dans toute sa teneur.

[…]

Une somme de cent francs a été payée par M. le trésorier en décembre dernier pour les trois organistes appelés par le conseil à l’effet d’examiner et régler le devis n°2.[11] Cette somme sera remboursée à la fabrique pour figurer en recette au budget de 1834.

(Suit une note détaillée sur les augmentations du budget de 1834 – salaire de l’organiste porté de 400 à 600 F, celui du serpentiste de 400 à 500 – et sur les dépenses courantes (notons un budget de 300 F. consacré à l’achat de partitions et le salaire du souffleur, oublié jusqu’ici, de 120 F.)

[...]

Le conseil alloue la dépense forcée et inattendue de cent cinquante francs à payer aux Sieurs Cavaillé père et fils pour réparation urgente de l’orgue l’église actuelle de Notre-Dame-de-Lorette qui se trouve hors de service. Cette somme sera portée en dépense sur le compte général de 1834. Plus rien n’étant en délibération, la séance est close et les membres ont signé.

 

 

Marché de l’orgue

Entre les soussignés, curé, président et membres du conseil général de la fabrique de N.D. de Lorette, ville de Paris, 2ème arrondissement[12], d’une part,

Et les Sieurs Cavaillé Coll (Dominique) père et Cavaillé (Aristide) fils facteurs d’orgues de Toulouse, élisant leur domicile à Paris, quai Voltairen°11 d’autre part.

Il a été convenu ce qui suit :

Les dits Sieurs Cavaillé promettent et s’engagent à fournir et poser un grand orgue dit de seize pieds à la nouvelle église paroissiale de N.D. de Lorette, conformément, sur tous les points, à leur devis N°1 fait à Paris le 4 octobre 1833 qu’ils ont signé.

Les Sieurs Cavaillé s’engagent de plus à ajouter au dit orgue les augmentations arrêtées par M.M. Benoit Minet et Séjean organistes, par leur devis n°2 sous la date du 6 décembre 1833 aussi signé par les Sieurs Cavaillé.

Les Sieurs Cavaillé récidivent l’engagement pris de vaincre les difficultés que présente l’emplacement du nouvel orgue et de confectionner un très bon instrument qui fera tout l’effet que l’on doit en attendre, d’après des moyens particuliers qu’ils se proposent d’employer.

Le prix de cet orgue est fixé invariablement à 32000 F. en espèces sonnantes et de [illisible…] et le solde en sera effectué ainsi qu’il suit :

Au 1er février 1834_________________10000 F.

Au 1er mars 1835___________________8000 F.

Au 1er mars 1836___________________6000 F.

Au 1er mars 1837___________________6000 F.

Au 1er mars 1838___________________2000 F.

Cette dernière somme de 2000 F. restera en garantie de la confection sans défaut de l’orgue, et dans le cas où il existerait quelque réparation à faire ou correction à effectuer dans le mécanisme de l’instrument ; lesquelles réparations ou corrections restent à la charge des Sieurs Cavaillé. Il est bien entendu que M.M. Cavaillé demeurent totalement étrangers au buffet d’orgue, aux ornements, pièces de charpentes qui seront nécessaires pour le placement de leur ouvrage, en un mot de tous les objets qui ne dépendent point de la facture de l’instrument.

Les Sieurs Cavaillé s’engagent au plus tard en totalité le 1er janvier 1837 ; mais les Sieurs Cavaillé s’engagent formellement par des moyens qui leur sont particuliers, à faire jouer dans la nouvelle église de N.D. de Lorette, partie de leur orgue, à l’époque de la consécration de ce temple, pourvu toutefois que cette époque ne soit point avant le 1er mai 1835, époque à la laquelle ils s’engagent que leur nouvel instrument pourra faire le service indispensable de l’église.

M.M. Cavaillé se soumettent aux instructions et dispositions qui leur seront données par M. le chevalier Lebas architecte du gouvernement de la nouvelle église pour tout ce qui concerne la pose de l’instrument.

Il sera dressé procès verbal et expertise par les gens de l’art choisis par le conseil de fabrique, lors de la réception de l’orgue, et le conseil de fabrique se réserve la faculté de faire inspecter le mécanisme et la bonne qualité des matières employées par les facteurs ; les divers éléments qui doivent entrer dans la composition de cet instrument devront être du premier choix.

En cas de contestation entre le conseil de fabrique et les Sieurs Cavaillé, il sera nommé par chaque partie un arbitre, auxquels on se rapportera, et s’il existait une dissidence, ces deux arbitres en nommerai[ent] un troisième à la décision duquel les parties contractantes se conformeraient sans pouvoir recourir à la justice.

Fait double entre nous et de bonne foi. Paris le 20 janvier 1834.

(Signatures)

 

 

            Le 18 avril 1834, une séance extraordinaire est organisée pour régler un problème particulier. La somme de 10000 F. n’avait pu être versée le 1er février aux Cavaillé, faute de caution.

 La fabrique offre pour remplir cette formalité, le Sieur Barrois, libraire et propriétaire demeurant au quai Voltaire, n°11. […] Considérant d’après les observations des Sieurs Cavaillé combien le temps presse pour les acquisitions des objets qui sont la base de leur entreprise, et l’urgence de le mettre en mesure, d’exécuter son marché ; le bureau arrête qu’il accepte la caution du Sieur Barrois conformément au marché. […] Les dix-mille francs qui seront comptés aux Sieurs Cavaillé, ne le seront qu’en sa présence. »

            La famille, qui avait officiellement installé ses ateliers au 42 rue Notre-Dame-de-Lorette se retrouvait maintenant victime de son propre succès, forte des commandes d’instruments impressionnants, Saint-Denis et Notre-Dame-de-Lorette, plusieurs poïkilorgues, puis dans quelques mois, celles un peu plus modestes de Lorient, Pontivy et Dinan.

            Dominique s’installe à Saint-Denis. […] On y avait mis à sa disposition des locaux, dans la basilique même. […] Ce fut alors, entre la rue Neuve Saint-Georges, qui vers la fin de 1835 fut baptisée rue Notre-Dame-de-Lorette et l’église royale de Saint-Denis un échange quotidien de lettres, de brefs messages, en français ou en espagnol, dont le père et les fils avaient gardé l’usage entre eux, et un va-et-vient continuel de personnes et des choses. […] La chaudière à fondre l’étain avait émigré à Saint-Denis, où Dominique fabriquait à la fois les tuyaux de l’orgue de la basilique et ceux de Notre-Dame-de-Lorette. Aux approches de la consécration solennelle de l’église, qui eut lieu le 15 décembre 1836,  Aristide devenait fiévreux : « Mon cher père, écrivait-il le 16 novembre, on me demande à force les jeux d’anches pour l’entrée à l’église. Je pense que vous avez plusieurs clairons en train. Voyez si, pour faire de l’effet, nous ne pourrions disposer pour le positif, avec ces clairons, un jeu de trompette, un jeu de clairon, et un jeu de clairon 22[13] à la place du basson, en attendant. Il faudrait pouvoir encore avoir une trompette et un clairon en la pour la pédale, je ne sais si cela sera possible (je m’occupe des anches et noyaux) » [Puis le 9 décembre :] « Mon cher père, j’ai remis à Boulet les noyaux de la première octave de la trompette et du basson. Je vous serais obligé de me faire ces tuyaux de suite et en étain. Je serai prêt à les placer, pour le 15, s’ils sont faits. […] »

            Mais, le 14, une partie des tuyaux seulement était arrivée, et Aristide, surmené, impatienté et fatigué, écrivait : « Si j’avais reçu tous les tuyaux aujourd’hui, j’aurais pu, pour demain, leur donner la trompette et le clairon. Mais puisque vous n’avez pas pu, ils s’en passeront jusqu’à la Noël ; d’autant plus que les vexations du curé et le tapage que l’on fait continuellement à l’église, et les messes et les vêpres et les sermons et les bénédictions, etc… m’ont beaucoup dérangé et que, malgré que j’aie passé les nuits, quand on est fatigué et vexé dans la journée, le soir on ne fait pas grand-chose de bon. Ainsi, ne vous fatiguez pas, allez vous coucher. C’est peut-être ce que je ferai moi-même ce soir. Cependant, si les basses de la trompette sont terminées, envoyez-les et si je suis satisfait de la manière dont parleront ces jeux, je leur permettrai de les jouer demain. »

            On ne sait si ces jeux furent joués, le lendemain. Aristide ne mentionne de la cérémonie que sa longueur ; « tout cela a duré jusqu’à deux heures », dit-il un peu rageur.[14]

            « L’archevêque en habits pontificaux, et précédé de son clergé, a parcouru en dehors le tour de l’église, au chant des antiennes, et tandis qu’on encensait les reliques des saints portées aussi en procession extérieure, par deux prêtres de la paroisse. L’autorité civile avait pris ses mesures pour maintenir le bon ordre… M. de Quelen, après la consécration, a adressé des félicitations aux autorités qui ont consacré leurs talents à sa décoration. A cette cérémonie étaient présents MM. Les évêques de Nancy et d’Ajaccio, M. l’Internonce du Souverain Pontife, en costume de prélat, et MM. Les curés de Saint-Roch, de Saint-Nicolas du Chardonnet, de Montmartre et des Batignolles. »[15]

            Enfin, au terme de quatre années de travaux réalisés au milieu de mille et un soucis[16], le premier orgue parisien de Cavaillé-Coll père et fils est réceptionné officiellement le 22 octobre 1838 par une commission composée de Chérubini, Berton, Paër, Auber, Plantade, Lepère, Habeneck, Zimmermann (lequel résidait à seulement quelques dizaines de mètres), Kalkbrenner, Brod et des organistes Séjan, Fessy, Lefébure-Wély (qui habitait dans le voisinage immédiat de l’église), Gilbert et Pronier (cathédrale de Dijon). Chacun joua l’instrument, en utilisant les mélanges les plus variés. Les remarques suivantes ont été formulées :

            Le récit de hautbois est faible de son.

            Quelques jeux de flûte ne sont pas parfaitement justes.

            Les jeux du grand orgue manquent de force.

            Et les membres de la commission de vérification de répondre :

            Le hautbois du Récit se trouve dans la boîte expressive et MM. les organistes n’étant pas au fait de ce mécanisme, ont employé le hautbois en écho, croyant le trouver dans sa force naturelle.

            Le manque de justesse des flûtes tient à la disposition du positif qui est dans l’église et en but à l’influence des changements de température occasionnés par la plus ou moins grande quantité de monde tandis que le grand orgue est au fond de la tribune séparé de l’église et soumis à une température bien plus égale.

            C’est l’arceau de la voûte qui empêche les jeux du grand orgue de donner toute leur puissance.

            Ceci posé, les membres de la commission ont accepté à l’unanimité l’instrument et signalé le « talent remarquable du facteur d’orgue, et le désintéressement artistique avec lequel il a outrepassé ses engagements, en apportant plusieurs innovations très ingénieuses dont l’établissement a été onéreux. »

            La commission a signalé entre autres :

            La suppression des boursettes de peau remplacées par des rondelles de cuivre (comme plus durables) et dans lesquelles le fil de tirage passe sans laisser passer l’air.

            La suppression des crochets de fil de métal, remplacés par des agrafes en cuir dans les points d’attache des vergettes pour éviter le bruit.[17]

            L’accouplement des claviers au moyen de pédales, ce qui donne la facilité de renforcer les sons sans se déranger de jouer.

            L’addition du mécanisme par lequel les jeux d’anches et les jeux de fond peuvent être joués sur le même clavier ensemble ou séparément (pour le seul clavier de grand orgue).[18]

            L’application d’un mécanisme analogue qui permet de jouer les jeux expressifs et ceux du récit sur le même clavier.

            La disposition de la soufflerie composée de quatre réservoirs alimentés par leurs pistons respectifs dont le mouvement alternatif fournit un vent égal et continu.

            La commission a reconnu que le système de cette soufflerie présentait plusieurs perfectionnements importants tels que la séparation et les différentes pressions de vent pour les jeux de pédale, les jeux d’anches et les jeux de fond ; l’élévation parallèle des tables de réservoirs et le développement simultané de tous les plis des réservoirs qui en rend la pression constante par un mécanisme nouveau : aussi simple qu’ingénieux…

            « La disposition peu favorable à l’acoustique de la localité dans laquelle le grand orgue est établi n’a pas permis à la commission de juger convenablement de la qualité et de l’intensité des sons des jeux qu’il contient. Toutefois elle a remarqué que le positif placé d’une manière plus avantageuse à la sonorité de ses jeux, porte obstacle au développement des sons du grand orgue et détruit ainsi en grande partie le rapport de la force des sons réciproques de ces deux corps de l’orgue. Une autre disposition eût semblé désirable et le premier plan aurait peut-être été préférable à celui qui a été adopté. »[19]

 

 

            Tel est le récit, par les textes mêmes, de la construction du premier orgue parisien de la famille Cavaillé. L’on sait quels soucis il causa à son jeune créateur par la suite, qui proposa trente ans plus tard une véritable restructuration, laquelle ne vit pas le jour. D’autres travaux, plus modestes, furent confiés à Debain, à Stoltz, puis à Mutin. Resté quasiment dans son état ancien (hormis la suppression de quelques jeux de mutation), il fit l’objet d’une étrange et contradictoire restauration dans les années 1970, d’abord confiée à Kurt Schwenkedel, puis, ce dernier ayant cessé son activité, à l’entreprise dirigée par Théo Haerpfer[20]. Dans ce contexte malheureux, une très grande partie de la tuyauterie du jeune Cavaillé-Coll est toutefois restée là : jeux d’anches, avec leurs formes tourmentée, aussi flûtes (dont un étonnant jeu conique de 4 pieds), magnifique fourniture du grand orgue,bref, tout un monde sonore parfois modifié, mais qui témoigne encore des essais audacieux d’un organier prodige. Il conserve dans la nef, pour ce qui concerne la partie ancienne, une sonorité chantante, chaleureuse, atypique qui en fait toujours un instrument extrêmement attachant [21].

Cavaillé évoluait alors dans un microcosme artistique de haute volée, entouré des meilleurs peintres, architectes, sculpteurs, décorateurs. Ce dut être un véritable émerveillement pour ce jeune artisan arrivé seulement depuis quelques semaines dans la capitale. Rapidement, d’ailleurs la musique elle-même va prendre ses marques. L’église va devenir une véritable ruche où vont intervenir un chœur d’enfants, dirigé par Jean-Baptiste Portehaut, bientôt accompagné par le jeune César Franck (notamment sur un joli piano-orgue de la maison Steil), des solistes réputés, des musiciens célèbres comme Adolphe Adam. Dans les archives de la paroisse est conservé un grand livre d’orgue manuscrit qui contient les mélodies de plain-chant sur lesquelles Gilbert ou l’un de ses suppléants devait improviser des versets alternés. Le nouvel instrument pouvait permettre la naissance d’une musique plurielle : plain-chant à la pédale sur les imposants jeux d’anches, avec grand plein-jeu de dix-sept rangs, puis versets colorés, sur les différents cornets (trois dont un de sept rangs), et surtout les curieux jeux d’anches et les flûtes du troisième clavier qui permettaient des incursions dans le style opératique de l’époque. Et très rapidement, Aristide Cavaillé-Coll s’orientera dans d’autres direction, fort des perfectionnements induits par l’utilisation de la machine Barker…

 

Eric Lebrun

 

 

 

 



[1] Cécile et Emmanuel Cavaillé-Coll, Aristide Cavaillé-Coll, ses origines - sa vie – ses œuvres, Librairie Fischbacher, Paris, réédition 1982, p.24.

[2] Projet qui fut abandonné, contrairement au devis : le clavier de grand orgue sera construit au-dessus le la console. C’était pourtant moins satisfaisant du point de vue acoustique dans cette petite tribune.

[3] Registre du conseil de fabrique de la Paroisse Notre-Dame-de-Lorette, Paris IX. Cet extrait avait été partiellement publié par Félix Raugel dans le numéro 111 de L’Orgue en 1961.

[4] Rappelons que dans son projet, Cavaillé avait prévu que la console serait située au revers de l’orgue, au fond de la tribune. Ce qu’il ne fit pas.

[5] Cette remarque semble adressée plus spécialement aux pianistes virtuoses, nombreux dans ce quartier.

[6] Cécile et Emmanuel Cavaillé-Coll, ouvrage cité, p. 27.

[7] L’orthographe de ce patronyme était changeante à cette époque.

[8] Ce que Cavaillé ne fera pas, fidèle en cela au devis initial.

[9] Laquelle, curieusement, ne figure pas sur le devis au positif, mais au récit (où elle restera).

[10] Déjà prévue dans le devis.

[11] C’est de toute évidence une erreur. Il a toujours été question dans tous les documents consultés du devis n°1, le n°2 étant la réponse aux suggestions des trois organistes consultés.

[12] Les limites actuelles du  9ème  datent de 1861. Elles englobent une partie de l’ancien 2ème arrondissement nommé ici.

[13] Jeu composé de 22 tuyaux harmoniques.

[14] Cécile et Emmanuel Cavaillé-Coll, ouvrage cité, p. 30 et suivantes.

[15] Le Mois Religieux, p. 54, tiré de Paris Pittoresque, édition 1837.

[16] Travaux rendus possibles par le retard du chantier de Saint-Denis.

[17] Ce que ne faisaient pas à cette époque des facteurs réputés comme les Callinet.

[18] Le premier appel d’anches de l’histoire ?

[19] Archives paroissiales, citées par Félix Raugel dans le numéro 111 de L’Orgue. Dans le devis, positif et grand orgue, rappelons-le, étaient initialement prévus sur le même plan.

[20] Cette entreprise avait démonté l’instrument en prévision de travaux dans l’église. Suite à une série de négligences administratives, la console de Cavaillé a été remplacée, puis la mécanique, puis enfin les sommiers. Mis devant le fait accompli, les Monuments Historiques n’ont pu que constater cette réalisation à l’identique d’une mécanique neuve, alors qu’une véritable restauration des éléments anciens était prévue.

[21] On peut entendre ces jeux étonnants dans le volume 5 de notre intégrale de l’œuvre d’Alexandre Pierre François Boëly, publiée en 2007 par Bayard-Musique.