Jehan Alain (1911-1940)

La petite ville de Saint-Germain en Laye vu naître an l’espace de cinquante ans deux grands musiciens : Claude Debussy et Jehan Alain. L’un et l’autre possédaient en commun le don de traduire ce que le philosophe Jankelevitch appelait le « Mystère de l’instant ».

 Jehan Alain est né dans une famille de musiciens. Son père Albert est l’organiste de l’église paroissiale de Saint-Germain en Laye. Il joue régulièrement à la chapelle royale de Versailles, dont l’orgue de Clicquot n’est hélas plus qu’un lointain souvenir. Albert Alain était plus qu’un musicien estimable. Il a laissé des motets d’une facture admirable, montrant une grande culture musicale. Il possédait dans sa bibliothèque beaucoup de musique ancienne, et s’était construit un véritable instrument à tuyaux, assez curieux et fascinant.

L’orgue d’Albert Alain était en fait le « cinquième enfant » d’une famille qui en comptait déjà quatre ! Jehan Alain, l’aîné, était né en 1911, suivait Marie-Odile, née en 1914, et décédée tragiquement en 1937 d’un accident de montagne, Olivier, né en 1918, puis enfin Marie-Claire, «  First lady of the organ », née en 1926, affectueusement surnommée poucette ! Chaque enfant était musicien. Olivier Alain, par exemple, compositeur, organiste et musicologue laisse une œuvre assez fournie et de très haute qualité.

Dans cette véritable « ruche », le jeune Jehan avait la tâche écrasante d’ouvrir la voie à ses cadets. Doué d’un tempérament de feu, d’une incroyable rapidité, il filait comme une flèche à travers les rues de Paris sur sa moto, courant au Conservatoire, où il suivait les cours de Dupré, du musicologue Maurice Emmanuel, et d’un compositeur incomparable : Paul Dukas, auteur du poème symphonique L’Apprenti-sorcier, et du poème dansé La Péri. Chez Dupré comme chez Dukas, il côtoie la fine fleur de la musique française d’alors : Maurice Duruflé, Olivier Messiaen, Claude Arrieu, Jean Langlais, Gaston Litaize, Henriette Puig-Roget

Marcel Dupré, comme ses maîtres, enseignait surtout l’improvisation. La classe d’orgue du Conservatoire n’était pas encore spécialisée dans le domaine de l’exécution comme elle le sera à la fin du XXème siècle. La forme devait être strictement cadrée, à la mesure près. Mais sur le plan du langage, Dupré laissait ses élèves assez libres de développer une pensée personnelle. Aussi la génération de Messiaen s’en est-elle donnée à cœur joie.

Alain cultivait un monde intérieur d’une grande richesse. Poète, il laisse des lettres qui sont des chefs-d’œuvre de littérature épistolaire. Les quelques vers qu’il laisse par ailleurs montrent une grande profondeur d’âme. Dessinateur très doué, il croque la beauté, la vie, dans ce qu’elle a de plus tendre et souvent de plus grotesque. Il aimait les enfants, et semblait porter un regard tendre sur ceux qui l’entouraient, famille comme amis.

La première œuvre d’orgue de Jehan Alain est née d’une circonstance particulière : l’orgue de la famille avait deux notes coincées, do # et ré #. Cet incident donna au jeune musicien de dix-huit ans l’idée de composer une courte pièce, dont l’harmonie d’une poésie irisée comprend ces deux sons tenus. 

Une autre circonstance particulière, l’audition des complies chantées par des voix de femmes dans l’abbaye de Valoires, au Nord-Ouest de Paris, va inspirer sur le vif cette évocation poétique de l’office. Pour rendre au mieux la sensation d’une acoustique réverbérante, il décale subtilement les rythmes du plain-chant du contexte harmonique. On reconnaîtra tour à tour les différents thèmes de cet office.

En 1932, Jehan Alain a juste 21 ans. Il signe une page saisissante, véritable cri adressé à la divinité : c’est la Première fantaisie. Mais au lieu de citer l’Ecriture Sainte, il laisse la parole à un poète oriental, Omar Khayyam. C’est que l’époque est à la découverte des cultures lointaines, l’Orient, les Iles lointaines, comme en témoignent les Deux danses à Agni Yavishta qui suivront, et qui sont nées après un passage à l’exposition coloniale. Revenons à la citation d’Omar Khayyam : « Alors au Ciel lui-même, je criai pour demander comment la destinée peut nous guider à travers les ténèbres. Et le Ciel dit : « Suis ton aveugle instinct ». Après une première partie déchirante, utilisant un seul motif, déformé par ses métamorphoses successives, et se dirigeant vers un point culminant expressif, Jean Alain nous livre une petite phrase rampante, d’une lancinante interrogation. Mais, refusant de se prendre au sérieux, comme beaucoup d’artistes français, il écrit sous les notes de cette petit phrase les paroles suivantes à l’intention de sa petite sœur Marie-Claire : « Une grosse locomotive avec un tout p’tit tender. » 

L’Orient, encore et toujours, mais aussi l’Afrique du Nord marquent l’esthétique de la Deuxième fantaisie datée de 1936. Songeons que Jehan Alain était entre autres l’organiste de la Synagogue de la rue de Nazareth, poste repris en 1940 par son amie Marie-Louise Girod, encore en poste au début des années 2000.

La Deuxième Fantaisie est curieusement une synthèse réussie entre une forme extrêmement stricte et académique, celle enseignée par Dupré dans sa classe d’improvisation, et un langage neuf, inspiré par les mélopées de la musique arabe. Encore faut-il souligner que cet emprunt est spontané, et que l’auteur ne connaît pas bien cette musique. Elle est en lui, il la porte comme une respiration, comme quelque chose d’intime. Mais observons de plus près cette structure bien connue, avec ses retours périodiques du motif principal, son retour dramatique en augmentation au pédalier, sur toute la puissance de l’instrument, et même sa fausse ré-exposition au terme d’un parcours intensément lyrique.  

La reconnaissance officielle n’est venue qu’une fois dans le parcours si bref, interrompu par la guerre, de Jehan Alain. En 1936, il remporte le prix de composition des Amis de l’orgue, récompense très convoitée, remportée par des musiciens de l’envergure de Duruflé ou d’Ermend-Bonnal. Un jury prestigieux a distingué la Suite du jeune compositeur. Après des Variations diaphanes et libres comme l’eau d’une source, dont une autre version a été composée pour les cordes, vient un Scherzo aux contours inquiétants et volontairement grotesques qui évoquent la figure d’un personnage inquiétant sorti d’un conte de fées.

A la même période, la redécouverte de la musique ancienne, et plus spécialement des instruments classiques français, va féconder l’imagination de Jehan Alain, et inspirer ces Variations sur un thème de Clément Jannequin. La chanson citée est en réalité anonyme, et a été attribuée à Jannequin, compositeur emblématique du règne du roi François 1er, à la Renaissance, par erreur.

C’est une page d’une grande pureté de style, et c’est à peine si l’on ressent le passage du monde ancien au monde moderne, le tout étant uni par la beauté alors quelque peu « exotique » des timbres classiques, comme les jeux de cromorne ou de cornet. La « fugue à cinq », caractéristique de l’écriture de Nicolas de Grigny, lui aussi disparu autour de l’âge de trente ans, est une correspondante émouvante, à travers plus de deux siècles de musique. Ecoutons l’hymne Ave maris stella de Nicolas de Grigny qui comprend quatre versets, dont une fugue, à quatre voix exceptionnellement (la plupart en contient cinq). C’est au cours d’un même concert, donné en 1938 à l’église de la Trinité à Paris, que furent données les Variations et les Litanies de Jehan Alain, ainsi qu’un autre monument du XXe siècle : La Nativité d’Olivier Messiaen.

Chacun connaît cette pièce étonnante, basée sur la répétition jusqu’au paroxysme de cette phrase grégorienne imaginaire. L’un de ses aspects les moins explorés, et pourtant le plus étonnant, est l’ampleur progressive que prend un élément en apparence anodin. Un simple motif d’accompagnement, dans le deuxième mode à transposition limitée, va propulser toute la dernière partie de l’œuvre dans un souffle irrésistible. Comme si, au delà de la répétition obsessionnelle, « dans une foi véhémente » de la même formule, l’énergie même de la foi dépassait le cadre tout formel de la formule incantatoire.

Rappelons un détail anecdotique : Jehan Alain prenait souvent le train pour se rendre à sa paroisse de Maisons-Laffite où il jouait un petit orgue de Cavaillé-Coll. L’élément secondaire des Litanies serait un souvenir du roulement du train sur les éclisses. Ce même motif a fait l’objet d’une pièce qui est comme une esquisse des Litanies, il s’agit de la Fantasmagorie, datée de 1935.

A peine deux ans encore, et Jehan Alain disparaîtra, laissant une famille éplorée, une œuvre inachevée, en partie perdue, comme ce manuscrit des Trois danses pour orchestre. Qui sait où il trouva l’énergie nécessaire à une création de cette qualité, et de cette abondance ?

A sa disparition, le monde de l’orgue s’est mobilisé pour honorer sa mémoire. Dupré, Duruflé et Jean Langlais écriront des pièces à sa mémoire. Gaston Litaize va diffuser les Litanies dans le monde entier. La dédicataire de cette pièce, Mme Schilde-Bianchini va vendre sa collection de soieries pour éditer la quasi-totalité de l’œuvre d’Alain chez Leduc, en pleine seconde guerre mondiale.