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Intégrale Bach, Volume III

Clavier Übung III

Marie-Ange Leurent à l'orgue historique Trost de Waltershausen


Installé à Leipzig depuis quelques années et fort de la composition de trois cycles complets de cantates et de la Passion selon saint Jean, Bach va entreprendre à partir de 1726 la publication d'une vaste collection pour clavier. Ce cycle monumental commencera avec la Première Partita pour le clavecin, pour se finir en 1742 avec les Variations Goldberg. Entre ces deux extrêmes, cinq autres Partitas publiées chaque année, l'Ouverture à la Française et le Concerto italien formant l'Opus 2, et enfin un grand recueil de pièces pour orgue dont le titre, somme toute assez modeste, est Clavier Übung, troisième partie. Arrêtons-nous un instant sur ce terme de Clavier Übung. Son prédécesseur à Leipzig, Johann Kühnau l'avait semble-t-il créé en 1689 pour désigner un ensemble de sept Partitas pour le clavecin. Il s'agit littéralement d'un « travail du clavier », le mot Clavier désignant indifféremment le clavecin, le clavicorde ou l'orgue. Cette étude, ce soin appliqués dans le labeur quotidien à l'instrument n'excluent pas le divertissement, car les formes dansées mises en œuvre dans les Partitas induisent une forme de divertissement, de récréation, pour reprendre le terme même de l'auteur. Au-delà, Bach semble rechercher une sorte de reconnaissance bien légitime, dans un monde musical en pleine évolution pendant les dix-sept années que cette publication recouvre. Le cantor va se trouver à plusieurs reprises pris à partie dans une controverse qui l'opposera à des auteurs plus « gracieux », mais surtout moins attachés à une certaine conception rhétorique, discursive de la musique. D'ailleurs, le langage environnant va se simplifier, du moins en apparence, et ceci du vivant même de l'auteur. C'est le lieu d'une contradiction, car l'ensemble du recueil Clavier Übung défend en fait les deux points de vue. Certes, l'art de Bach se fait divertissement facile, chorégraphique, n'excluant pas au sein même du Prélude en mi b pour orgue l'allusion au style berlinois le plus galant ; mais par ailleurs, il sait être profond (Premier morceau de la Sixième Partita, d'une dense introspection) ou prédicateur (chorals qui nous occupent ici), un certain style « antique » étant de mise à plusieurs reprises. C'est peut-être dans la quatrième partie, avec les Variations Goldberg, que Bach va réussir la construction d'une forme complexe à partir d’une simple sarabande : fusion parfaite du savant et du galant. La Troisième partie, publiée en 1739, se présente d'une certaine manière comme une « Messe pour orgue », un peu à la manière de celles de Grigny ou de Couperin. Poussant la comparaison un peu plus loin, on remarque que, comme Couperin, il propose en alternance une version pour un grand orgue et une autre pour un instrument plus modeste, à partir des mêmes chorals. On peut légitimement penser que cette Messe était destinée au dimanche de la Trinité, comme le suggère Georges Guillard. En fait, Bach s'appuie sur le grand et sur le petit catéchisme de Luther pour bâtir une véritable prédication, un remarquable acte de foi, l'année même de la commémoration du deuxième centenaire de l'avènement de la Réforme à Leipzig. Pour cela, il utilise six chorals de Luther, plus les Kyrie, Christe et Gloria (Allein Gott), ce qui forme en tout dix mélodies de choral, s'inscrivant à la fois dans la forme de la Messe luthérienne et dans une perspective catéchétique. Tout le génie de Bach consiste à passer par des formes et des styles d'une extraordinaire variété pour en faire une sorte de synthèse géniale à une époque qui voit coexister les plus beaux restes du style contrapunctique et les premières réussites d'un nouveau langage musical influencé par l'Aufklärung naissante (courant de pensée correspondant à nos Lumières). De même, on est saisi par la présence conjointe dans ce même cahier d'une pensée protestante orthodoxe, qui s’enivre de ses tournures italiennes ou françaises toutes décoratives, et d’une autre sensibilité, nettement plus austère, qui correspond davantage à la mouvance piétiste. Enfin, quatre Duos viennent compléter ce singulier chef-d’œuvre ; peut-être destinés à un autre instrument à clavier, leur présence vient encore ajouter aux mystères de la partition. En 1739, l’opus 3 est déjà annoncé par son cousin Johann Ernest : « Monsieur mon cousin va éditer quelques œuvres pour clavier qui sont essentiellement faites pour Messieurs les Organistes et qui sont extrêmement bien composées ; elles seront sans doute terminées pour la Pâque prochaine et compteront environ quatrevingts pages. » Puis en septembre, on trouve cette annonce dans le Leipziger Zeitungen (Nouvelles de Leipzig) : « Les amateurs de la Clavier Übung de Bach seront heureux d’apprendre que la troisième partie en est terminée et que l’on peut désormais l’acquérir chez l’Auteur, à Leipzig, pour trois thalers. » La page de titre se présente ainsi : Troisième partie de la Clavier-Übung se composant de divers préludes sur les cantiques du catéchisme et d'autres cantiques pour l'orgue : composée à l'intention des amateurs, et surtout des connaisseurs d'œuvres semblables, pour la recréation de leur esprit, par Johann Sebastian Bach, Compositeur de la Cour du Roi de pologne, et du Prince Electeur de Saxe, Capellmeister et Director Chori Musici à Leipzig. Edité par l'Auteur. Clavier Übung III, qui porte souvent le sous-titre de Messe luthérienne ou du Dogme en musique, car le recueil recouvre ces deux réalités, est en fait le seul recueil de chorals structuré et achevé de Bach. On peut y observer, dans la succession même de ses formes, de ses tonalités, de ses climats, une architecture particulièrement élaborée qui témoigne d'une réflexion profonde et intériorisée Un parcours schématique des tonalités employées doit être d’abord présenté : MI b –do (MIb)-do (MIb) – do (Mib) - mi - mi - mi - FA - SOL - LA - SOL - SOL - ré - mi - mi - ré - do - ré - mi - fa # - ré - fa - mi - FA - SOL - la - MI b On observera que les tonalités, remises dans l'ordre chromatique donnent d'abord une montée: do-ré, suivi de tous les tons chromatiques contenus entre mi et sol, et le sol lui-même est suivi d'un ton entier la. Ce qui donne do - ré - mi b - mi - fa - fa # - sol - la. Mais la disposition dans l'ordre des vingt-sept-pièces qui constituent le recueil tend in fine vers le ton de la pour se refermer, aux antipodes de la tonalité, là où l'on avait commencé, en MI b. La trajectoire complexe, sinueuse, de la foi semble donc parvenir à l'unité parfaite au terme de son ascension. Mais à quel prix !

 

Praeludium pro organo pleno, BWV 552/1

 

Cette cathédrale sonore s'ouvre par un prélude monumental. Il est construit sur trois grandes idées distinctes (en fait ces dernières se divisent en de plus petites unités). La tonalité de mi b majeur, avec ses trois bémols à la clef, semble clairement désigner un hommage à la Trinité, ce que vont confirmer d'ailleurs l'architecture générale. Le prélude commence sur un rythme d'ouverture à la française, qui se déploie dans un somptueux espace harmonique à cinq voix. Le second groupe thématique est en opposition assez radicale, d'abord parce qu'il correspond à une partie volontiers plus animée dans le plan de l'Ouverture à la Française. Bien plus, le style change, et c'est bien la manière berlinoise qui est mise ici en œuvre, celle que va adopter son fils Carl Philipp qui vient de rejoindre en 1738 Frédéric II à Postdam. D’abord galant, dansant, ce nouveau groupe thématique va s'orienter vers une mélodie plus torturée, syncopée et chromatique. C’est le thème du Fils. Puis vient un nouvel élément fugué, dynamique, s'appuyant sur les syncopes du thème précédent pour imposer une descente (catabasis) particulièrement nerveuse. Il s’agit du thème de l’Esprit. Le prélude alterne ces éléments sans les combiner, dans une forme qui mise sur une certaine mise en perspective, montrant un souci de symétrie. On pourrait résumer cette forme de la manière suivante : A B C A B C A.

 

Kyrie, Gott Vater in Ewigkeit, Canto fermo in Soprano, à 2 Clav. et Ped. BWV 669

 

Puis interviennent les trois invocations correspondant aux Kyrie, Christe, Kyrie. Il s'agit en fait d'une nouvelle allusion à la Trinité. Bach utilise ici un style expressif mais volontiers rigoureux, plus proche des auteurs du XVIIe siècle. C'est une manière que l'on retrouvera seulement trois ans plus tard dans ce qui sera la première version de l'Art de la fugue. Voici d'abord la figure du Père se déployant dans une calme polyphonie en MI b qui évolue vers la dominante d’ut, à quatre voix, confiant le chant (inspiré du Kyrie Fons Bonitatis) à la main droite, au soprano.

Kyrie, Dieu Père pour l'éternité, Grande est ta miséricorde, Créateur unique de toutes choses et qui seul gouverne. Eleison.

 

Christe, Alle Welt Trost, Canto fermo in Tenore à 2 Clav. et Ped. BWV 670

 

Pour le Christe, Bach confie cette fois la mélodie au ténor et conclut sur un accord d'ut majeur rayonnant.

Christ, consolateur de tous les mondes, Pêcheurs que nous sommes, toi seul nous as sauvés, Jésus Fils de Dieu. Notre médiateur tu l'es au trône suprême, Vers toi crient, de désir, nos cœurs. Eleison.

 

Kyrie, Gott Heiliger Geist à 5 - Canto fermo in Basso Cum Organo pleno, BWV 671

 

Enfin, c'est par un cantus à la basse que se termine ce premier groupe, dans une polyphonie solaire à cinq voix, qui, in fine, s’exprime avec une douloureuse expression, soulignée encore par un soudain changement de tessiture. Cette pièce étonnante se termine sur l'accord de sol. Ainsi, partant de la même armure de MI b (en fait ut), Bach propose des parcours différents avec les finales sol, do et sol, personnifiant dans l'unité tonale par l'orientation modale chacune des personnes de la Trinité.

Kyrie, Dieu Saint-Esprit Console, rends-nous fermes dans la foi par-dessus tout Qu'à l'heure suprême Nous prenions congé, dans la joie, de cette misère. Eleison. (Kyrie de Naumburg)

 

Kyrie - Christe - Kyrie, alio modo - manualiter, BWV 672, 673, 674 À ces trois versions pour grand orgue avec pédale, suivent trois plus petites variantes pour le clavier seul, écrites en mi (troisième mode grégorien) et d'une texture assez légère, les deux dernières adoptant le rythme ternaire. Pour ce qui concerne l'interprétation de ces pièces, nous avons pris le parti d'une registration qui permet la fusion de toutes les voix, ne distinguant que relativement peu le cantus firmus, à la manière d'un motet chanté a capella. L'harmonisation de l'orgue Trost de Waltershausen permet de traiter toutes les tessitures à égalité, sans privilégier, comme nous le faisons dans les pays latins, les notes les plus hautes.

 

Allein Gott in der Höh sei Ehr à Canto fermo in Alto manualiter BWV 675,

A 2 Clav. et Ped. BWV 676,

Fugheta super Allein Gott manualiter BWV 677

 

Le Gloria de son côté est traité de trois manières, à savoir une version pour grand orgue encadrée par deux versions pour un petit instrument. C'est l'exception du recueil, sans doute justifiée par le symbole trinitaire (mais aussi, peut-être, par la volonté de parvenir au chiffre de vingt-et-un chorals au total). Le plan tonal est à souligner, car ces trois morceaux s'enchainent dans une progression ascendante : FA, SOL, LA. Enfin, autre fait remarquable, ils sont tous les trois à trois voix. Le choral central, très développé, est une sorte de sonate en trio à l'italienne, dont le thème principal est une ornementation de la mélodie du choral. Le motif liturgique intervient phrase par phrase dans les différentes voix tel un cantus firmus incorporé à la trame musicale d'un discours d'une fluidité toute naturelle. Pour ce choral Allein Gott, nous avons choisi une registration assez transparente et colorée, flûtée à la main droite, plus dentale à la main gauche, soutenue par un tempo assez vifcorrespondant à une exécution en musique de chambre (deux violons et continuo par exemple).

À Dieu seul, dans les hauteurs, la gloire Et notre gratitude pour sa grâce. De ce que maintenant  et plus jamais Ne pourra nous frapper nul dommage. Sa complaisance, Dieu la met en nous ; Maintenant c'est la grande paix qui régnera toujours Et toute discorde maintenant prend fin. (Texte du Gloria de Nikolaus Decius, 1539)

 

Dies sind die heilgen zehen Gebot à 2 Clav. et Ped. Canto fermo in Canone BWV 678,

Fughetta super Dies sind die heilgen zehen Gebot manualiter BWV 679

 

Nous en venons au premier des six chorals du catéchisme de Luther. Bach écrit deux chorals en sol majeur pour l’évocation des dix commandements (deux fois la tonalité du cinquième degré = dix ?) Bach semble ici opposer deux visions : l'une symbolique, poétique, avec la souple polyphonie à cinq voix contenant un canon qui s'impose au centre de l'espace sonore comme une loi divine ; l'autre est plus directe, plus visuelle, donnant à voir et à entendre les tables de la loi taillées sous nos yeux dans la pierre, avec un rythme de gigue irrésistible. Les jeux d'anches ont été sollicités d'une part pour mettre plus en relief le canon de la main gauche, d'autre part pour la gigue de la version manualiter.

Voici les dix, les saints commandements Que nous donna notre Seigneur Dieu Par Moïse, son serviteur fidèle Haut sur le mont Sinaï. Kyreleis. (Martin Luther, Erfurt 1524)

 

Wir gläuben all an einen Gott in Organo pleno con Pedale BWV 680,

Fughetta super Wir gläuben all an einen Gott manualiter BWV 681

 

Du Credo, Bach retient l'essentiel, l'acte de foi initial, et bâtît une polyphonie en ré mineur scandée par un étonnant carillon de pédale dont la coupe est résolument conclusive. Il passe au ton supérieur pour une Fughetta à la française à trois voix dans la version alternative, d'un caractère dramatique renforcé par deux accords diminués à sept puis six voix qui viennent couper le discours comme deux points d'exclamation (figure de l’exclamatio).

Nous croyons en un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, Qui se donnant s'est fait le Père Pour nous faire devenir ses enfants Il nous veut en tous temps nourrir Et, corps et âme, bien nous garder Toute infortune, il la veut écarter Nul malheur doit nous arriver. Il prend soin de nous, nous protège Et sur nous veille. Tout est en sa puissance Nous croyons aussi en Jésus-Christ Son Fils et notre Seigneur Qui, éternellement, est près du Père Dieu, comme Lui, en puissance et en gloire De Marie, la Vierge un vrai homme est né Par l'Esprit Saint, dans la foi Pour nous qui étions perdus, En croix, il est mort et des morts Ressuscité de par Dieu. Nous croyons en l'Esprit Saint Dieu avec le Père et le Fils, Qui, de tous les faibles, s'appelle e Consolateur. Et de dons il la pare en beauté. La Chrétienté entière sur terre Il la garde une dans l'Esprit. Ici, tout péché se pardonne La chair aussi doit vivre à nouveau. Après cette détresse se prépare Pour nous une vie pour l'éternité. (Luther, Erfurt 1524)

 

Vater unser im Himmelreich à 2 Clav. et Pedal e Canto fermo in Canone BWV 682,

Alio modo manualiter BWV 683

 

Par le ton de mi, la Fughetta sur le  choral Wir glauben nous introduit directement au long choral sur le Notre Père (Vater unser). Mais nous assistons à un changement complet de décor pour ce qui constitue la clef de voûte émotionnelle du cycle entier. Certes, Bach recourt au canon, comme dans le choral des Dix commandements. Mais il est ici tellement incorporé à la complexe polyphonie à cinq voix qu'il paraît résonner comme une voix intérieure qui ferait écho à la prière labiale. De fait, cette prière monte par de petits élans, par d'imperceptibles mouvements de l'âme qui ondulent pour redescendre, parfois en de langoureux chromatismes. Luther lui-même disait que la prière répétée du Notre Père devait se transformer pour devenir une véritable prière du cœur. Nous sommes introduits par ce long discours sans parole dans le mystère de l'échange. Cette pièce de haute spiritualité est écrite en mi mineur, mais c'est en ré, ton que Bach utilise également pour le choral homonyme de l'Orgelbüchlein, c'est-à-dire un ton plus bas, que suit la petite version, à quatre voix, beaucoup plus sereine. Elle ressemble étrangement au choral qu'avait jadis composé sur le même thème Dietrich Buxtehude (voix d'un de ses pères ?)

Notre Père au royaume des cieux qui nous appelles tous également à être frères, à t'invoquer, et, de nous, veux notre prière, Fais que nous ne priions pas de notre bouche Aide-nous : que cela vienne du fond de nos cœurs. (Martin Luther, Leipzig 1539 ; mélodie de Vopelius 1682)

 

Christ, unser Herr, zum Jordan kam à 2 Clav. et Canto fermo in Pedale BWV 684,

Manualiter BWV 685

 

C'est une autre scène qui est maintenant illustrée avec un étonnant souci du « visuel ». Une main gauche rapide, ondulant comme l'eau du Jourdain, soutient un contrepoint en croches décrivant dans l'espace de la partition les quatre points d'une croix. Au ténor, comme dans le Christe, le cantus chante en blanches la mélodie de choral. Ne nous y trompons pas, en arrière-plan de cette scène séduisante et dynamique apparaissent les derniers vers, et particulièrement l'évocation de la mort amère. Des sonorités volontiers voilées et fondues entre elles nous semblent bien appropriées à cette page profondément émouvante, révélatrice de l'intériorité du compositeur. Le choral manualiter à trois voix qui suit est caractérisé par le motif rythmique dactyle-spondée (croche-deux doubles croches).

Christ notre Seigneur vint au Jourdain Selon le vouloir de son Père de Saint Jean il prit le baptême pour son œuvre et sa mission à accomplir. C'est là qu'il voulut pour nous instituer un bain d'eau, pour nous laver de nos péchés et noyer même la mort amère par son propre sang, ses propres plaies ; c'est là qu'il y allait d'une nouvelle vie. (Martin Luther, Wittenberg 1524)

 

Aus tiefer Not schrei ich zu dir à 6 in Organo pleno con Pedale doppio BWV 686,

A 4 alio modo manualiter BWV 687

 

Une immense clameur jaillit à présent du cœur de l'instrument. Nous utilisons à dessein les jeux les plus graves (anches douces de 32' et de 16') pour soutenir le plenum imposant de l'orgue. Le contrepoint serré de ce ricercar à six voix conduit au couronnement du cri de détresse de l'homme, c'est à dire le choral Aus tiefer Not en valeurs très longues. Mais il ne faut pas retenir que cela, et la dynamique même de ce contrepoint évolue vers une forme particulière de joie et d'espérance. Petit à petit, les rythmes caractéristiques du choral manualiter précédent viennent alimenter un discours de plus en plus vivant ; comme si dans l'enchaînement de son exposé théologique, Bach s'employait à relier les choses entre elles, à créer des connexions. Notons à ce sujet qu'il semble lui-même s'associer à cette longue progression vers la lumière en concluant par un remarquable B.A.C.H. (thème si b la do si) diatonique. Suit un choral manualiter en fa # mineur, qui présente la mélodie, a contrario, au soprano. Depuis l'évocation du baptême, notons la remarquable progression ascendante des tonalités : ut - ré - mi - fa #, toutes mineures.

Du fond de la détresse, je crie vers toi, Seigneur Dieu, exauce mon appel. Que ton oreille propice s'abaisse jusqu'à moi et s'ouvre à ma demande ; Car si c'est cela que tu veux regarder, ce qui, du péché, de l'iniquité, est l'œuvre, qui peut, Seigneur, devant toi demeurer ? (Martin Luther, 1524)

 

Jesus Christus, unser Heiland à 2 Clav. et Canto fermo in Pedale BWV 688,

A 4 manualiter BWV 689

 

Pour finir le cycle des chorals, nous arrivons à celui qui est naturellement associé à la communion, Jesus Christus, unser Heiland. Que de remarquables paraphrases pouvons-nous goûter sur ce thème, qu'elles soient de la plume même de Bach (Chorals de Leipzig) ou de maîtres plus anciens comme Heinrich Scheidemann ! C'est qu'il s'agit d'un choral très important pour la foi protestante, qui résume à lui seul le mystère de la Rédemption. Bach écrit ici une des ses pages les plus singulières, un étonnant trio sur une figure initiale qui commence par un mouvement de rétractation. Mais les différentes présentations (mouvements contraires, rétrogrades, etc.) de ce motif extraordinaire vont lui permettre de se déployer dans l'espace de manières étonnamment contrastées, jusqu'à présenter un véritable profil d'ouverture. Au centre de ce contrepoint inouï, la voix, associée au Christ, résonne au ténor. Comparable à la lutte de l'Archange contre le dragon, cette pièce revêt un caractère passionné que nous avons souhaité mettre en valeur par un tempo assez allant, par moment haletant (par le jeu des syncopes qui déforment les appuis du thème). Suit au demi-ton supérieur une fugue à quatre voix sur la première période du choral, d'une texture dense, truffée d'accords douloureusement expressifs.

Jésus Christ, notre Sauveur qui de nous détourna la colère divine par l'amère souffrance qui fut la sienne nous sortit, par son secours, des peines de l'enfer. (Martin Luther, Erfurt 1524)

 

Quatre duetti BWV 802, 803, 804, 805

Après cette floraison de chorals tous remarquables, Bach a fait graver quatre duos dans un ordre ascendant mi - FA - SOL - la. D'une certaine manière, il reprend, en l'atténuant, la succession des chorals décrits un peu plus haut (du Jourdain au deuxième choral Aus tiefer). Il place au centre les tons majeurs. La texture de ces duos d'une écriture savante que dissimule une grâce très particulière évoque les quatre canons en duo de l'Art de la fugue, dont la composition n'est d'ailleurs pas très éloignée dans le temps. Le chromatisme et le contrepoint serré des deux duos mineurs évoquent aussi l'Offrande musicale (ce qui nous a donné l'idée d'une belle couleur flûtée pour le premier duo). Saura-t-on jamais quelle fonction avaient ces quatre petits chefs-d’œuvre dans l'esprit de Bach ? On a tout supposé  à leur sujet : morceaux pour la communion, symboles musicaux des quatre évangélistes... Mais soyons assurés d'une chose : au sein d'un grand hommage à la Trinité, Bach a disposé en fait trois genres de pièces, de grands chorals développés, de petits chorals manualiter, et des duos. Chacun de ces genres développe de manière différente les mêmes idées, les duos le faisant peut-être aussi, de manière sensiblement plus abstraite.

 

Fuga pro Organo pleno BWV 552/2

Enfin, l'ouvrage est couronné par une fugue à trois sujets très contrastés. Le premier, hiératique, s'impose comme l'Esprit qui planait à la surface de la terre, dans la Genèse. Le second, mouvant comme l'eau du Jourdain, ondule avec vivacité, créant des liens entre les éléments. Le rythme ternaire dans lequel il se déploie anticipe sur la gigue finale, étonnante figure qui procède par grandes enjambées, comme la figure d'un grand Christ qui se projetterait dans l'univers. Il serait tentant de réduire ces trois sujets à l'ordre conventionnel Père-Fils-Esprit ; mais la réalité nous semble plus ambigüe, comme nimbée d'une part de secret. Peut-être chaque sujet est-il un peu des trois personnes à la fois ?

 

Chorals divers

Pour compléter ce recueil magistral et émouvant, nous avons ajouté des chorals inspirés par les mêmes mélodies ou les mêmes textes, de provenances et périodes diverses. Dans le cas du Credo, la mélodie est différente. Toutes ces partitions ne sont peut-être pas de la plume du Cantor, mais dans le doute, il nous semple important de les faire figurer dans cet enregistrement intégral. Elles sont au mieux toutes de Bach, ou plus probablement pour partie de son école. On admirera la hardiesse de l'Allein Gott BWV 715 harmonisé avec des couleurs presque post-romantiques et entrecoupé de guirlandes véhémentes, ainsi que la douceur et la qualité du contrepoint de l'autre version BWV 717. Enfin, pour couronner cet ensemble, nous avons choisi l'unique version d'un choral pourtant emblématique de la Réforme, dû à Luther lui-même, le fameux Ein feste Burg BWV 720, composé pour l'inauguration d'un orgue, probablement celui de Muhlaüsen, et dont Bach a noté avec un soin particulier la registration. Cette petite fantaisie de choral commence par un duo de Basson et de Sesquialtera pour continuer sur la clavier principal. Reprise du duo, comme dans un petit concerto pour deux instruments, et final en apothéose. Brève mais glorieuse paraphrase qui dut obtenir un franc succès !

 

Notes sur l'interprétation.

 

Nous avons souligné dans le cours de cette présentation un certain nombre de choix pour notre interprétation. En fait, Clavier Übung III est une partition qui bénéficie de plusieurs niveaux de lecture. La variété des styles et des formes induit une certaine exigence de virtuosité instrumentale, celle des cordes, ainsi qu'une vocalité parfois assez neutre, mais soutenue pour ce qui concerne les pièces plus purement contrapunctiques. Partout, une expression d'une extrême sensibilité doit être mise en œuvre, tant il est vrai que ce recueil est l'un des plus poétiques de son auteur. Au-delà de son intense spiritualité, on peut évidemment l'aborder (ou l'écouter) comme un formidable ensemble de morceaux de musique pure. C'est d'ailleurs l'approche que nous en faisions naturellement dans les classes de contrepoint, lorsqu'il nous incombait de maîtriser chacune des formes, désormais classiques, de ce cycle. Le choix de l'orgue de Waltershausen est dicté par un fait remarquable : il est exactement contemporain de l'élaboration de l'œuvre. C'est à l'heure actuelle le plus grand instrument historique de Thuringe. Nous nous trouvons en fait très exactement dans la situation d'un musicien de cette période, pourquoi pas un Bach, qui, ayant acheté l'ouvrage en 1739, l'interpréterait sur un instrument tout neuf et magnifique. Une autre remarque s'impose. Nous avons été saisis par l'acoustique de ce lieu. Elle n'est pas aussi immédiatement flatteuse que celles de nos vastes édifices gothiques, car d'évidence elle est prévue pour la prédication ; et l'orgue, au dessus de la chaire, est un outil précieux de la parole. L'auditeur se trouvant placé en bas ou autour de l'instrument, sur les nombreuses tribunes, reçoit les projectiles sonores sans pouvoir les esquiver ; il s’agit bien de « secouer », au plus profond l'auditeur, d'ébranler sa conscience pour le faire pénétrer plus loin les Mystères de la Rédemption. Ainsi, d'une certaine manière, nous nous trouvons à l'opposé du sens décoratif des musiciens français, quand bien même à plusieurs reprises Bach s'en saisit volontiers au sein même du recueil. C'est pourquoi cet instrument vénérable représente-t-il à nos yeux le plus remarquable medium pour transmettre le message de cette partition. Selon les témoins de son temps, Bach registrait d'une manière très originale, mélangeant des jeux d'une façon que personne avant lui n'avait imaginée. On peut lire aussi qu'il entremêlait si subtilement les jeux qu'on s'en étonnait et que c'est à peine si l'on se rendait compte des changements. Ceci nous conduit à appréhender la question de la registration sans a priori, en essayant patiemment toutes les possibilités offertes par un instrument aussi important. À notre grande surprise, nous avons trouvé des solutions que nous n'aurions pas imaginées sur des orgues comparables dans d'autres régions allemandes. Point n'est besoin par exemple d’utiliser systématiquement un jeu d'anche pour le cantus firmus. En fait, on peut tout tenter sur un tel instrument, tout peut se mélanger et former des combinaisons intéressantes. De plus, en fonction des tessitures, les registres prennent des couleurs sensiblement différentes, au contraire des instruments français ou latins, qui sont davantage basés sur une progression ascendante, à partir d'un timbre généralement homogène. Dans cette vaste représentation  théâtrale  du Mystère divin, les manifestations du grand Plenum de 16’ sont volontiers soutenues par la basse de 32’ à la pédale qui confère une grandiose souveraineté à ces piliers musicaux !

 

Éric Lebrun