Quel nom Bach aurait-il donné à l'important recueil de contrepoints qu'il élaborait au début des années 1740 s'il avait vécu quelque peu plus longtemps ? Sauf découverte innatendue, le mystère reste entier, car celui que nous connaissons aujourd'hui, Kunst der Fuge, fut proposé par son fils Carl Philipp Emmanuel lors de la publication de la partition en 1751. Comme dans les Pensées de Pascal, autre ouvrage au titre posthume, trois axes semblent se dessiner dans un recueil qui ne précise pas de destination instrumentale particulière : vertigineuses explorations de la transcendance d'abord, tension extrême entre les deux infinis ensuite, vaste dessein sur la condition humaine enfin.

                Transcendance : Bach propose une fois encore, au moment où il publie les Variations Goldberg, le pari audicieux d'aller au plus loin des possibilités offertes par le contrepoint. Le fait-il pour la Correspondiere Societät der musicalischen Wissenschaffen de Mizler qu'il va intégrer en 1747, pour lui-même, pour l'éducation du prochain comme il se plaisait à le dire, ou Soli Dei gloria ? Souligons que son maître Buxtehude avait écrit soixante ans plus tôt quatre contrepoints sur le Cantique de Siméon, sur le même principe de miroir, dont l'Incipit, la quinte ascendante, est semblable.

                Tension entre deux infinis : à l'utilisation d'un seul ton mineur, ré, et d'un motif unique, qui évoquent tour à tour les deux premiers modes grégoriens, s'opposent la multiplicité des formes proposées. Sous sa présentation posthume, la partition constitue d'ailleurs une sorte de "work in progress" qui suggère de multiples possibilités de développements.

                Dessein sur la condition humaine : Bach, en se mettant en scène, car les lettres de son nom forment un motif musical qui apparaît à partir du Contrepoint VIII, introduit une dimension terrestre, charnelle ; il personifie son travail en introduisant, selon le mot de Pierre Vidal "un homme en action". Ce que va devenir ce personnage dans le fil du discours est un des enjeux capitaux du cycle. Nous y reviendrons, avec Pascal, à la fin de cette petite évocation.

                Ces trois axes semble s'illustrer avec une certaine économie de moyens dans ce que l'on a coutume d'appeler le "Dernier contrepoint", ou "Contrepoint XIX". La tradition, depuis la première édition, lui a donné la place ultime ; la sensibilité particulière de l'Empfindsamkeit puis celle du Romantisme ont exacerbé le pathétisme ainsi que a personalisation de ce morceau mythique, encouragés par la note de Carl Philipp Emmanuel,  aujourd'hui contestée : "Sur cette fugue où se trouve le nom de Bach en contre-sujet est mort l'auteur." En fait, on est en droit de se demander si cette page magnifique mais à l'écriture sensiblement différente du reste du cycle ne constitue pas un avant-projet que Bach aurait préféré décliner en plusieurs entités : l'éclatement de l'astre aurait pu ainsi donner naissance à une vaste constellation.

                De fait, le grand dessein de Bach se déploie dans un espace (contrepoints à deux, trois, quatre voix, voire plus encore au moment des péroraisons), dans un temps, celui bien délimité de chaque morceau, dans une époque aussi, qui s'illustre par des allusions stylistiques précises (fugue à la française, trios à l'italienne, élan vivaldien du Contrepoint IX...) Il se situe dans la vaste entreprise de publication commencée peu après son arrivée à Leipzig, montrant au fil des années un maître de plus en plus mûr mais rompu au influences européennes les plus modernes. Il obéit à une règle de trois unités : unité de ton, ré mineur, celui de la création, du commencement, de l'Ancien Testament chez Buxtehude, mais aussi celui des anges chez l'Autrichien Biber ; unité de l'écriture, car il utilise exlusivement des formes à imitations (fugues et canons) ; unité thématique enfin, tant il est vrai que, comme dans l'Offrande musicale, un seul motif auquel viennent se greffer des éléments secondaires (voir les Fantaisies de Sweelinck) constitue bien le principe premier, générateur, d'un cycle entier.

                Un premier état de l'oeuvre contient quatorze pièces, à savoir douze fugues et deux canons, écrits sur deux à quatre portées selon une tradition illustrée notamment par Frescobaldi ou Roberday. Il s'agit du manuscrit P 200 de la Bibliothèque de Berlin, datant probablement de 1740-1742. Le "Dernier contrepoint" qui porte le nom de "Fugue à trois sujets" dans l'édition, est une partition manuscrite à part, écrite d'une plume décidée sur deux portées, qui est loin d'être altérée par l'âge et la maladie d'un supposé vieillard. Puis vient l'édition posthume de 1751, très soignée et joliment ornée de frises fleuries, qui diffère du manuscrit par son ampleur (plus de vingt contrepoints, dont une redite probablement involontaire d'une pièce et la présence d'un choral pour orgue, que l'on nomme usuellement "Devant ton trône je vais paraître"), mais aussi par un nouvel ordre considéré parfois comme aléatoire, ainsi que de petites différences de texte qui vont dans le sens d'un enrichissement du discours. Il manque évidemment un maillon, qui sera peut-être découvert un jour, à savoir l'état de l'ouvrage qui permit à Carl Philipp Emmanuel de préparer l'édition gravée. Pour des raisons de commodité, nous avons choisi de respecter l'ordre de cette édition, même si d'autres nous paraissent peut-être plus ingénieux à certains égards. Libre à chacun d'écouter ces disques dans l'ordre qu'il souhaite, ou de commencer par le dernier contrepoint.

                On trouve d'abord quatre fugues simples sur un sujet unique, deux fois à l'endroit, deux fois à l'envers (Contrepoints I à IV). A l'occasion, la profondeur n'exclut pas l'humour ; et Bach n'en était pas dépourvu, qui incorpore à la fluidité du quatrième morceau une sorte de chant du coucou ; puis viennent trois fugues combinant le sujet dans les deux sens, chaque voix suivant son propre rythme, sa propre respiration, comme des planètes qui tourneraient autour d'un astre avec leur propre orbite, véritable tour de force cosmique (Contrepoints V à VII) ; viennent ensuite quatre fugues (contrepoints VIII à XI) qui combinent le sujet à d'autres motifs, dont le nom de BACH (Contrepoints VIII et XI). Dans le morceau IX, le sujet devient Cantus Firmus, à la manière d'un choral, qui se présente d'ailleurs en l'espèce comme le renversement triomphal de la mélodie Aus tiefer Not (Du fond de l'abîme). Les numéros XII à XV sont des canons à deux voix d'une complexité d'écriture inégalée à ce jour, d'autant que le discours reste toujours fluide et cantabile. Le Contrepoint XVI se présente sous deux visages (Rectus et Inversus), comme les travaux contrapunctiques de Buxtehude. Il s'agit de relire la partition à l'envers ; la musique est de la même exceptionnelle qualité dans les deux cas. La même incroyable performance est proposée ensuite (Contrepoint XVII, Rectus et Inversus, à trois voix). Et comme si tout cela ne suffisait pas, Bach propose une version alternative pour deux clavecins de la même musique (que nous connaissons sous une autre forme manuscrite), ajoutant au passage une quatrième voix (Contrepoint XVIII, sous ses deux formes) ! Puis vient la Fugue à trois sujets qui est considérée par Nottebohm comme le couronnement de l'édifice, combinant dans une hypothétique dernière partie le thème principal du cycle avec les trois motifs développés dans cet ultime morceau. Qui pourra jamais savoir ? Ce serait en tout cas sous cette seule forme qu'il pourrait constituer le point culminant de l'ouvrage.

                Un autre sujet de discussion est la destination du recueil. Le titre indique un contenu essentiellement didactique. Mais spontanément, le XIXème l'a pensé pour le piano et Czerny en prépara une fort belle édition. Le XXème l'adapta pour diverses formations orchestrales, qui permirent la révélation du chef d'oeuvre à Alban Berg, lequel fut bouleversé par son humanité. L'orgue vint se joindre au concert, puis le clavecin, qui semble, depuis la brillante démonstration de Gustav Leonardt, l'intermédiaire instrumental le plus évident. Mais là aussi, une multitude d'expériences fut, peut et pourra être tentée. Ici celle, simple et naturelle de jouer à deux interprètes, se partigeant les voix d'un discours sans parole sur un somptueux instrument historique allemand du début du XIXème, à la fondamentale profonde, dans une acoustique parfaitement claire. La répartition des mains sur des plans sonores distincts permet ici de souligner la forme et la texture particulière de chaque contrepoint, qui est joué directement sur la partition à quatre portées.

                Bach avait la certitude de poursuivre l'oeuvre du Créateur de l'univers en mettant ses dons et son exceptionnelle capacité de travail au service d'un idéal toujours plus elevé. Ceci explique pourquoi il s'est evertué à écrire dans ses Cantates à écrire des choeurs manifestement trop difficiles pour les moyens dont il pouvait disposer sur place et dont il se plaignait. Cet effort semble encore décuplé dans ce projet exceptionnel. L'oeuvre et son titre posthume connaîtront d'ailleurs une postérité féconde, et pas seulement dans le domaine musical, que l'on songe aux productions littéraires de Gide, Huxley, Woolf ou encore Ishiguro qui s'y réfèrent de manière souvent explicite.

 

                "Grandeur de l'âme humaine" écrit Pascal dans son Mémorial. Bach ne s'est que très rarement mis en scène dans son impressionnante production musicale. Ici, il choisit d'apparaître dans le Contrepoint VIII de manière presque accidentelle, se mouvant dans un espace réduit, le plus petit possible puisqu'il commence par l'intervalle de la seconde mineure, qui plus est descendante ; comme si la créature, en présence de son Créateur, devait se tenir à sa juste place. Mais de cette action avec l'Invisible, la créature ne ressort pas indemne : pétrie et retournée dans un contrepoint passionné, acharné, lacéré par des chromatismes rongeurs, se tendant dans les extrêmes de sa tessiture (extraordinaires mesures122 à 124), elle en ressort transfigurée, comme Jacob au lever du jour au terme de son combat avec l'Ange. Alors remonte en nous la figure du Vieillard Siméon, prêt à accomplir l'ultime voyage, et avec lui celle, une fois encore du père spirituel, jusqu'au dernier souffle, Dietrich Buxtehude !